Actes Sud
Roman
Sortie le 19 août 2020
Le dernier roman de Lola Lafon parle d’une emprise, et de la proie, Cléo, adolescente de treize ans victime d’un complot sordide monté par des prédateurs sexuels dans les années 80. On comprend vite que Cléo n’est que l’une des victimes de cette pseudo Fondation délivrant des bourses à des jeunes filles, machine bien huilée dont elle finit par devenir l’une des rabatteuses.
Chavirer retrace le parcours de cette jeune fille issue d’une famille modeste en région parisienne, qui rêve de devenir danseuse de modern jazz. Plusieurs témoins vont apporter leurs pièces au puzzle, amis de collège, de lycée, collègues, amant.e.s, formant au final un portrait recomposé de Cléo. Car pour dénouer les fils, il ne faut pas se contenter des éléments en surface, il convient de dépasser cette « rituelle coiffe ornée de plumes, cette trompeuse couronne de douceur », et ce sourire contractuel. Il faut aussi reprendre du début, quand Cléo aspirait à s’échapper de ce « Fontenay des grands ensembles ». C’est bien la danse qui l’a envolée de sa banlieue modeste, pour la faire intégrer le ballet Malko de Champs-Elysées, émission phare des années 80. « Envolé » pour reprendre un titre de Jean-Jacques Goldman, que Yonasz, l’ami de Cléo, raille tant. Trop populaire sans doute, comme ces danses dites de revues ou celles qui s’affichent dans les émissions de télévision. Danser pour divertir. C’est aussi cet art populaire qu’évoque Lola Lafon dans Chavirer, que l’on oppose souvent à celui, supposé supérieur, « intellectuel », des scènes conventionnées. C’est pourtant cette danse qui permet à la jeune fille de voir plus loin que sa barre d’immeubles.
»La lumière escamotait les accrocs, les faux plis, les traces de cellulite, les cicatrices, elle atténuait les rides et le roux criard d’une coloration bon marché’‘
Chavirer nous transporte à l’époque des clinquantes 80, et au début des années 90, quand les déclarations douteuses d’écrivains sur les jeunes filles ne décoiffaient pas grand monde, en France en tous cas. Chavirer raconte aussi cela, ce laisser-faire, ces regards détournés plus ou moins consciemment, replaçant alors l’acte odieux dans un contexte social, traitant aussi de la notion de pardon. Le paysage socio-culturel des années 90 est particulièrement bien restitué, par petites touches, de la montée du racisme et de l’antisémitisme aux revendications sociales (illustré à travers l’expérience de Cléo dans les revues). Parallèlement à l’agression que subit Cléo (décrite en quelques phrases seulement, l’auteure s’attachant surtout à détailler les conséquences de cet acte), Lola Lafon donne à voir les corps des danseuses en coulisses, les préparatifs et les artifices, la noblesse de l’artiste qui donne tout pour sa discipline, mais aussi le corps souffrant, transpirant, les stigmates que l’on dissimule, comme on cache des blessures plus profondes. Dans La petite communiste qui ne souriait jamais, biographie romancée de la gymnaste Nadia Comaneci, Lola Lafon s’intéressait déjà au destin d’une adolescente trouvant dans ses prouesses physiques un moyen de s’émanciper, tout en subissant une folle pression. Le premier chapitre de Chavirer plante le décor, s’y mêle plaisir et douleur, beauté et transpiration. Le genre de passage qui nous fait penser que le roman n’est pas que noirceur, loin de là. Cléo grandit, malgré l’agression subie et l’onde de choc en résultant, en dépit aussi de sa culpabilité d’avoir entraîné d’autres jeunes filles dans son naufrage. Cléo chavire mais certaines rencontres vont la remettre dans le bon axe, comme ce jeûne rituel du judaïsme que lui fait découvrir son ami Yonasz pour « faire taire notre cacophonie quotidienne ». Des personnes qui vont entrer dans sa vie, l’aider à garder à bonne distance cette « part d’ombre » qu’évoque Lola Lafon dans sa présentation du roman, car à travers les fissures la lumière passe, parfois.
Retrouvez Lola Lafon à la rentrée au salon Livres dans la Boucle (www.livresdanslaboucle.fr)