ROMAN GRAPHIQUE
Antipodes
Parution le 25 mai 2023
Lorsqu’il est question de Guerre froide, on évoque plus volontiers l’affrontement des deux grandes puissances, la course à la Lune, à l’armement nucléaire ou la crise des missiles de Cuba… que la Suisse. Pourtant s’est joué à Berne, à la fin des années 50, un épisode qui eut un grand retentissement en matière de politique internationale, méconnu de nos jours et que Matthieu Berthod et Éric Burnand remettent en perspective.
Un haut-fonctionnaire suisse est soupçonné d’espionnage pour le compte de l’Union soviétique. Pour conclure si René Dubois fut traître, victime, ou un mélange subtil des deux, Éric Burnand et Matthieu Berthod mènent l’enquête, exhumant de nombreuses archives pour reconstituer le parcours de ce procureur général à Berne, chef du contre-espionnage au Ministère Public de la Confédération Suisse. On en apprend plus sur l’ascension rapide de ce dernier, fils d’un modeste horloger. Mais sa chute sera tout aussi soudaine, dans ce roman graphique qui se lit comme un roman noir, sauf que tout ce qui est relaté est rigoureusement exact ! Fruit d’une longue recherche à partir d’archives publiques et privées, Berne, nid d’espions évoque les luttes d’influence et la corruption. René Dubois s’est trouvé à un moment de sa carrière à la confluence de plusieurs faits, une affaire d’état(s) impliquant l’armée suisse, la CIA et le SDECE (les services de renseignement extérieurs français).
Berne, nid d’espions explique avec force détails comment la neutralité de la Suisse fut remise en cause, bien au-delà des frontières helvètes, et les conséquences de l’affaire Dubois. Un dossier très complet en fin d’ouvrage et des notes biographiques sur les protagonistes apportent des informations précieuses. Le graphisme de Matthieu Berthod, en noir, blanc et nuances de gris, se prête parfaitement à l’ambiance polar de l’album, se focalisant en particulier sur les états d’âme de René Dubois, personnage tourmenté qui finira par commettre l’irréparable, cerné par de nombreux ennemis, entre communistes suisses, espions de l’Est et nationalistes algériens. C’est en effet tout un système qui a causé la perte du fonctionnaire, qui a pourtant tenu à « suivre les règles et les pratiques en vigueur ». Par-delà l’affaire d’état, auteur et illustrateur s’intéressent aussi aux conséquences humaines de ce scandale et nous interrogent : que pèse une réputation, une vie face aux intérêts pétroliers et aux grands enjeux politiques ? Comment composer avec la mémoire officielle ? Attendre peut-être que les archives s’ouvrent enfin et que les langues se délient pour identifier « [c]eux qui ont fait tomber René Dubois ».
Paul Sobrin