ROMAN
Albin Michel
Parution le 17 août 2022
Julien Libérat, jeune professeur de piano, peine à vivre de son métier. Alors que son projet de disque est au point mort, une rupture récente avec sa petite amie, Instagram addict, achève de faire de lui un looser, d’autant qu’il goûte peu les réseaux sociaux (ce qui fait de lui un double looser). Sa découverte d’un métavers, l’Antimonde, va pourtant l’entraîner sur des chemins bien éloignés de Rungis où vivote cet admirateur de Gainsbourg.
Depuis quelques mois, les univers numériques parallèles s’affichent en une des magazines. Google, Facebook et autres géants du Net préparent leurs propres portails de réalité virtuelle, la Nouvelle Frontière du XXIe siècle. Nathan Devers nous offre une analyse subtile des dommages collatéraux occasionnés par les réseaux sociaux, décrivant le processus lent et pervers qui mène Julien à préférer le monde virtuel au nôtre, phénomène touchant aujourd’hui des millions d’internautes. Des vies par procuration, comme le chantait déjà Jean-Jacques Goldman dans les années 80, mais ici les ordinateurs ont remplacé la télévision. L’Antimonde s’inspire de différents univers virtuels apparus ces vingt dernières années, n’oubliant rien des selfies, haters, avatars et cryptomonnaies pullulant sur internet de nos jours. Nathan Devers a même imaginé le créateur illuminé et mystique du jeu, Adrien Sterner, sorte d’hybride 3.0 entre Steve Jobs, Elon Musk et Mark Zuckerberg.
« Être moi-même ? Je n’ai jamais eu cette folle prétention, moi qui, en digne Cyrano des temps modernes, me noie dans mon miroir faute d’y savoir nager ». Ces mots sont prononcés par l’avatar électronique de Serge Gainsbourg, idole de Julien réduite à une somme d’algorithmes et de programmes type Deepfake, reproduisant le plus fidèlement possible la personnalité et les traits du chanteur. Ce Gainsbourg pixellisé et désabusé permet à Nathan Devers d’évoquer aussi le rôle de l’art sur le web. La poésie n’est pas absente du roman, à travers notamment les textes que publie l’avatar de Julien dans l’Antimonde. L’art pour tenter de préserver une subjectivité dans un monde virtuel qui semble annihiler toute personnalité : « Viendrait un jour, inexorablement, où son temps d’écran occuperait tout l’espace. Alors il ne serait plus personne. » Les liens artificiels, qui n’est pas dénué d’humour (à l’image d’un dialogue savoureux entre Alain Finkielkraut et Frédéric Beigbeder à La Grande Librairie) décrit enfin ce travers contemporain de l’ennui existentiel qui nous pousse dans les bras du numérique (« on s’emmerde tellement qu’on en perd tout désir »). Une société d’individus frustrés avançant masqués, « gnomes virtuels », les poches pleines d’un argent ne valant rien. Le futur sera artificiel ou ne sera pas. Vraiment ?
Dominique Demangeot