JAZZ
Nonesuch Records
Lorsque l’épisode COVID-19 sera définitivement de l’histoire ancienne, resteront les témoignages des artistes. Ecrits, vidéos, musiques, de nombreuses traces de résiliences, dont celles laissées par Brad Mehldau au mois d’avril 2020. Confiné et en tête à tête avec son piano, le musicien en a profité pour faire naître sous ses doigts Suite : April 2020, instantané musical d’une journée en période de confinement. L’initiative est d’autant plus louable qu’en juin, une partie des bénéfices sur la vente des disques vinyles de luxe, numérotés et signés, avait été reversée au fonds d’urgence COVID-19 pour les musiciens de la Jazz Foundation of America, touchés par les annulations de concerts.
Il y a certes les bonnes œuvres, indispensables en ces temps troublés, et puis il y a l’œuvre, cette suite lumineuse surgie du chaos mondial, douze titres (ou plutôt mouvements) d’une symphonie du quotidien, rythmant les différents moments d’une même journée. Enregistré à Amsterdam, où vit Brad Mehldau, le disque évoque notamment les fameux, déstabilisants mais tellement nécessaires gestes barrière, sur le morceau nommé avec à propos Keeping Distance, main gauche et main droite à la fois éloignées et pourtant « liées d’une manière inexplicable et peut-être éclairante » comme le souligne le pianiste.
Sur cette suite, on retrouve bien évidemment le touché si personnel de Mehldau, qui livre l’album le plus court de sa carrière, ses doigts agiles mimant ici la petite excitation (l’aurions-nous cru un jour ?) de la sortie quotidienne (II. stepping outside), là une nostalgie de l’avant (V. remembering before all this), ou encore là, un enchaînement blues (X. in the kitchen). Douze titres qui forment un tout cohérent, à l’instar des sentiments contradictoires qui ont pu nous assaillir au printemps dernier, comme semble l’illustrer la dissonance que l’on perçoit dans VI. Uncertainty, comme ce La dièse qui martèle, imperturbable, le temps qui s’écoule sur IX. waiting, tandis que la main droite ne cesse pourtant de chercher une issue mélodique. Laissant sur le bord de la route son côté virtuose, le pianiste nous offre ici un jeu tout en nuances, empruntant notamment à quelques pages classiques, comme cette douce comptine mozartienne qui clôt la série des douze titres (XII. Lullaby), sonnant la nuit qui vient.
Suite : April 2020 compte en tout quinze titres, puisque trois reprises ont été également interprétées, dont le très symbolique Don’t Let It Bring You Down de Neil Young, ainsi qu’un hommage à la ville de New York qui a payé un lourd tribut au virus, avec la chanson de Billy Joel, New York State Of Mind, titre solaire qui avait déjà pris une résonance particulière après les attentats du 11 septembre 2001. Des histoires de résilience là encore.