La saison 2019-2020 du quatuor dijonnais tisse un fil bien particulier, celui de l’immense Dmitri Chostakovitch (1906-1975), à la carrière musicale inséparable du destin de son pays. Le public peut découvrir sa vie et son œuvre en écoutant l’intégrale de ses quatuors à cordes. Après quatre premiers rendez-vous en novembre et janvier, le Quatuor Manfred proposera les deux derniers épisodes de sa saga Schosta les 20 et 21 mars, se penchant déjà sur la dernière partie de la vie du compositeur.
Le Quatuor Manfred collabore ici avec le comédien Stéphan Castang, qui nous conte les faits marquants de la vie du compositeur. La carrière de ce dernier sera partagée entre une musique « officielle », commandes de l’état soviétique à la gloire du pays, et une création plus libre, loin des classicismes et même empreinte d’une certaine aspiration à davantage de liberté formelle. Une dualité qui n’ira pas sans créer un grand trouble chez l’artiste, dont les quinze quatuors à cordes, composés tout au long de sa vie, vont témoigner. Cela n’empêchera pas le musicien de se renouveler constamment dans sa création, fait rare durant l’ère soviétique. « En écoutant ma musique, vous découvrirez la vérité sur moi, l’homme et l’artiste », a dit le compositeur, qui écrit son premier quatuor en 1938, au lendemain de sa disgrâce consécutive à l’opéra Lady Macbeth de Mzensk, qualifiée d’« hermétisme petit-bourgeois » par les autorités. Alors que le premier quatuor apparait d’emblée de facture classique et conforme à l’esthétique officielle imposée par le Parti, le deuxième diffère déjà grandement de son prédécesseur, composé six ans plus tard, plus dramatique, tandis que le troisième quatuor, aux allures symphoniques avec ses cinq mouvements, trahit l’angoisse du compositeur face à la censure soviétique. Ce n’est qu’à la mort de Staline que les quatrième et cinquième quatuors seront d’ailleurs créés, à la faveur du dégel annoncé. Cette série de quinze quatuors a fait office d’exutoire pour Chostakovitch, où il avait tout loisir d’exprimer ses opinions. Ainsi le final du quatrième, s‘inspirant d’un thème yiddish, évoque les persécutions du peuple juif. En 1942 déjà, sa symphonie Leningradest connaissait un succès mondial, symbolisant la résistance à l’envahisseur nazi. En novembre, le Quatuor Manfred interprétait les cinq premiers quatuors (de 1938 à 1952), démontrant que l’on peut composer « des œuvres magnifiques, inspirées, pleines de fraîcheur, de spontanéité, d’une grande profondeur », comme le dit le Quatuor Manfred lui-même… « et aussi d’une grande tristesse », ne manque-t-il pas d’ajouter !
Le Quatuor Manfred et Stéphan Castang vont notamment mettre en évidence les contradictions de l’artiste. À la mort du « petit père des peuples », Chostakovitch espère que les choses vont s’améliorer. Le sixième quatuor (1956) sera par conséquent plus léger et enjoué que les cinq précédents. Mais les décès successifs de son épouse et sa mère à un an d’intervalle vident le compositeur de toute énergie créatrice, jusqu’en 1960 où il compose son septième quatuor, écrit à la mémoire de Nina sa première femme. Le huitième sera son plus célèbre avec le monogramme musical DSCH qui parcourt les cinq mouvements, œuvre qui cite souvent des créations antérieures, dont Lady Macbeth de Mzensk.
À partir de son septième quatuor, ce cher Schosta va resserrer le propos, épurer sa partition, tandis que le huitième sera ouvertement autobiographique. Le compositeur avoue enfin la totale subjectivité de ses quatuors qu’il compose désormais au grand jour. Les 20 et 21 mars, les deux derniers programmes, Celui qui a des oreilles entendra, évoqueront un musicien au sommet de sa gloire, tout autant révéré en URSS que dans le monde entier. Chostakovitch lit beaucoup, et notamment les poèmes de Rilke, Baudelaire, Apollinaire. Ses compositions aussi se font poèmes, tandis que le onzième quatuor apparaît libre dans sa forme. Celui-là et les trois suivants sont particulièrement sombres, faisant référence à l’état de santé de Chostakovitch qui se dégrade. L’atonalité du treizième quatuor en 1970, plonge l’auditeur dans les nimbes, tandis que l’Elegy et l’Epilogue du dernier quatuor, convoquant le thème de La Jeune fille et la mort de Schubert, semblent avoir été composés pour accompagner le musicien dans son dernier voyage.
– Dominique Demangeot –
Schosta Intégral, épisodes 5 et 6, Dijon, Église protestante, 14 bd des Brosses, 20 mars à 20h et 21 mars à 16h – Programme complet de la saison et réservations/billetterie : www.quatuormanfred.com