Les Hauts de Hurlevent. Jane Eyre. Emily Brontë et Charlotte Brontë. Les deux sœurs et leurs romans sont restés célèbres. C’est moins vrai pour la troisième, Anne, dont Agnes Grey et La Recluse de Wildfell Hall se sont quelque peu perdus dans la grande histoire de la littérature. Au dessin et au scénario, Paulina Spucches réhabilite le rôle d’Anne au sein de la famille Brontë.
Dans la première moitié du XIXe siècle il est préférable, lorsqu’on est une femme et que l’on veut écrire, de prendre un pseudonyme masculin pour éviter de choquer la bonne société britannique, patriarcale comme partout ailleurs en Europe. Les trois sœurs Brontë sont « loin d’écrire ce que l’on attend d’une femme », lance Emily à Charlotte et Anne. Paulina Spucches nous raconte l’histoire de trois femmes qui ont, chacune à leur manière, travaillé à prendre leur indépendance. Les couleurs délavées de l’illustratrice franco-argentine donnent corps aux paysages austères où ont vécu la majorité de leurs vies les sœurs Brontë, cette lande anglaise battue par les vents qui fut notamment le décor des Hauts de Hurlevent. Le trait de Paulina Spucches évoque l’Angleterre victorienne, époque austère à laquelle les enfants Brontë tenteront d’échapper en inventant, dès leur plus tendre enfance, des histoires et des pièces de théâtre.
Paulina Spucches a su cerner les personnalités de chacune des sœurs. Ces dernières ont des caractères très différents et leurs opinions divergent. Anne, vivant dans son monde pourrait-on dire, de santé fragile, quitte rarement la demeure familiale du Yorkshire où elle trouve calme et protection. C’est toute l’ambiguïté de cette maison (refuge ou « forteresse » ?) sur laquelle règne un père pasteur, rigoriste, qui laisse pourtant ses filles lire et écrire de la poésie (Byron compris), même si on l’imagine davantage croire dans les talents littéraires de son fils Branwell qui finira cependant, lui aussi, par succomber à ses démons. Lue avec des yeux de 2023, la bande dessinée évoque bien entendu des préoccupations féministes très actuelles. Dès 1848, La Recluse de Wildfell Hall (parfois traduite par « Locataire », ce qui ne porte pas le même sens) raconte le parcours d’une femme fuyant un mari violent. Les sœurs Brontë représentent aussi un bel exemple de ce que l’on nomme aujourd’hui invisibilisation, longtemps dissimulées derrière des pseudonymes masculins. Mais les trois sœurs, par des moyens divers, vont peu à peu s’émanciper. « Quelle est notre place ? » s’interroge Anne. Il leur faudra traverser de nombreuses épreuves avant qu’elle-même, Emily et Charlotte ne puissent répondre à cette question.
Paul Sobrin