Retrouvez Maryam Madjidi au salon Livres dans la Boucle à Besançon du 15 au 17 septembre prochains
ROMAN
Le Nouvel Attila
Janvier 2017
Je barbouille ton visage de mes rêveries, je le mêle à mes mensonges, à tout ce qui me console, je plonge mes mains dans des pots de peinture à la recherche de tes yeux.
Marx et la poupée commence, comme l’existence de sa jeune héroïne, dans le sang. Nous sommes en 1980 à Téhéran et le mouvement communiste, auquel appartiennent les parents de Maryam, est réprimé dans la violence. La narratrice fait état de tout cela depuis le ventre de sa mère, comme si l’Histoire allait lui chercher des noises avant même sa naissance.
La mère de Maryam se voit contrainte de sauter par une fenêtre de l’Université de Téhéran pour échapper aux Bassidjis, la milice de Khomeini qui réprime férocement ses opposants. « Elle saute et je tombe. Tu es suspendue en l’air et c’est moi qui tombe ». Après cette chute originelle, qui précède la véritable naissance, nous suivons l’enfant dans les premières années de sa vie, passées sous le joug de la République islamique, avant le départ, lorsqu’elle a six ans, pour la France et sa capitale. Commence alors un deuxième combat pour l’intégration dans une culture qui n’est pas la sienne. On pourrait être tenté de considérer Marx et la poupée comme un récit, tant la matière de cette histoire est autobiographique, mais il s’agit bel et bien d’un roman, au sens noble du terme. Une histoire, certes réelle, mais sublimée par la langue de l’auteure, ou plutôt ses langues, les différents registres employés pour dire l’exil, l’arrachement et le parcours chaotique d’une enfant entre deux cultures, « d’un bord à l’autre », deux mondes pourrait-on dire, tant le fossé semble infranchissable à la toute jeune narratrice. Marx et la poupée questionne l’intégration, et ce qu’il advient de la culture d’origine une fois parti pour un nouvel horizon. Les occidentaux en prennent aussi pour leur grade, dans ce qui ressemble parfois à un réquisitoire de la part d’une jeune femme dont les séjours à Pékin puis Istanbul – ainsi que ses divers retours au pays natal – ont aiguisé le regard.
Devenue adulte, Maryam est une jeune femme française qui ne renie pas ses origines, les conserve même comme un trésor tout en refusant de se laisser cantonner à un cliché. Mais pour en arriver là, il y a eu un lent processus qui l’a faite passer par trois naissances, la première, biologique, en Iran, la deuxième en arrivant en France et devant apprendre une nouvelle langue, rejetant l’ancienne et enfin la troisième naissance, celle qui voit se réconcilier le français et « la langue retrouvée » qu’est le persan. Aucun pathos cependant, dans cette œuvre couronnée par le Goncourt du premier roman en mai dernier, une certaine légèreté même par moments, notamment lorsque la narratrice évoque ses années d’étudiante et de jeune prof, s’amusant, usant parfois des représentations de la « femme orientale », trouvant peu à peu sa place dans une France qu’elle redoutait tant lorsqu’elle était enfant. Et c’est justement dans les langues mêmes de Marx et la poupée qu’il faut voir la plus belle victoire de la jeune auteure sur son destin d’exilée, le roman alternant entre le quotidien le plus brut et le merveilleux du conte, moments dialogués ou instants pris sur le vif, sans oublier les fulgurances poétiques, comme lors de ce bel épisode où la fillette enterre les lettres de l’alphabet persan dans la terre. Aujourd’hui Maryam Madjidi enseigne le français à des mineurs étrangers isolés et se fait elle aussi passeuse de cette langue française qui a longtemps divisé l’univers familial.
Un premier roman qui fait également œuvre de mémoire, pour rendre hommage à toutes ces « bouches effacées qui ne peuvent plus parler », Abbâs, jeune opposant mort en prison, « étoile filante » à qui ce roman est dédié, l’oncle Saman emprisonné lui aussi et qui en est ressorti, abîmé mais vivant. Et de même qu’à Téhéran aujourd’hui, les jeunes continuent à faire la fête la nuit, loin des regards des extrémistes, la poésie survit, et de jolie manière dans le roman de Maryam Madjidi. C’est l’optimisme qui vous gagne une fois lue la dernière phrase de Marx et la poupée, prenant forme dans cette prose lumineuse, dans la poésie, « la seule chose à sauver de l’Iran », comme le confiera un jour à Maryam, contre toute attente, un chauffeur de taxi.
Dominique Demangeot