ROMAN
Liana Levi
Parution le 26 août 2021
Brésil. 1958. Le réalisateur français Aurèle Marquant arrive à Rio en compagnie de sa jeune épouse Gipsy Dusk, danseuse américaine à qui il a confié le rôle principal de son film Orfeu Negro, une relecture du mythe d’Orphée et Eurydice qu’il transpose dans les favelas de Rio. Estelle-Sarah Bulle imagine les coulisses du film, un envers du décor où l’on découvre de jeunes acteurs, certains amateurs, pour lesquels cette grosse production internationale constitue la chance de leur vie.
Il y a Breno, jeune footballeur au chômage qui interprétera Orphée. Eva, comédienne martiniquaise qui « aurait aimé […] qu’on la prît pour une Brésilienne », et enfin Norma, issue d’une famille pauvre de la favela qui va tomber sous le charme du réalisateur. Pour son deuxième roman, Estelle-Sarah Bulle s’est inspirée du tournage d’Orfeu Negro, Palme d’or à Cannes en 1959, Oscar du meilleur film étranger l’année d’après. Le film s’inscrit au tout début de la Nouvelle Vague, ce courant cinématographique qui va révolutionner le grand écran dans les années 60. Nouvelle Vague, c’est aussi la traduction littérale de la bossa nova, musique dont Antônio Carlos Jobim, João Gilberto, Baden Powell et Vinícius de Moraes ont écrit les tables. Si Les étoiles les plus filantes demeure avant tout une œuvre littéraire – l’auteure changeant les noms de certains personnages -, le roman braque un projecteur sur une époque bien réelle. Au tournant des années 60, le Brésil est un pays continent en pleine construction, capable de faire sortir de terre en quelques années seulement une capitale fédérale, Brasília. Le président Juscelino Kubitschek voit dans le cinéma et le film d’Aurèle en particulier, un moyen de glorifier son pays, le cinéma tel une « puissante arme diplomatique » comme le pense également Malraux. Estelle-Sarah Bulle fait une description détaillée de la situation géopolitique de l’époque, les relations et les luttes d’influence entre le Brésil et le reste du monde en pleine guerre froide, un Brésil écartelé entre deux modèles, les États-Unis (son jumeau inversé au nord) et la vieille Europe, dont il aspire à être « une version tropicale ».
« Il lui semblait que l’énergie de la ville résidait là-haut, sur les pentes raides où les maisons s’agrippaient comme du lichen. »
Les étoiles les plus filantes expose le double visage de Rio, avec d’un côté une certaine « dolce vita » typique de l’époque, son milieu artistique frayant avec le monde politique, et de l’autre la misère des favelas. Mais ce qui ressort avant tout dans le roman est cette énergie assez inédite du début des années 60, lorsque le cinéma et la musique s’apprêtent à devenir une industrie. Estelle-Sarah Bulle, qui a travaillé dans des institutions culturelles, évoque magistralement ce bouillonnement artistique. Comme le rock et le folk vont déferler sur les États-Unis (puis le reste du monde), la bossa nova émerge au Brésil avant de conquérir la planète, captant « les courants souterrains de son pays », souligne le musicien Baden Powell. Au même moment, le cinéma opère lui aussi sa mue via la Nouvelle Vague, « [d]es expériences, de la spontanéité, des accidents peut-être…», comme l’illustre le parti-pris artistique radical d’Auréle Marquant. Ce dernier veut exposer la face cachée du Brésil, ce qui n’est pas du goût du Ministère des relations extérieures qui voit son mythe d’un Brésil « mélangé depuis les origines » mise à mal. « Les choses sont en train de changer », chantait Dylan (The Times They Are-a-Changin‘), et les jeunes acteurs d’Orfeu Negro comptent bien surfer sur cette vague pour échapper à leurs conditions. Reste à savoir si on leur donnera l’opportunité de continuer à briller ou s’ils ne resteront qu’étoiles filantes.
Dominique Demangeot
Retrouvez Estelle Sarah-Bulle au salon Livres dans la Boucle à Besançon. La romancière présidera cette année à la grande dictée.
Plus d’informations : https://www.livresdanslaboucle.fr/