MUSIQUE
Le mot et le reste
Going Down South, c’est le titre d’une chanson de R.L. Burnside. Si vous êtes un adepte du blues, ce nom vous dira peut-être quelque chose, et vous embarquerez avec intérêt dans ce voyage que nous propose Éric Doidy dans le Mississippi, considéré comme le berceau du blues. Si ce dernier ne vous est pas familier, il y a fort à parier que cet ouvrage vous donnera envie d’aller poser une oreille ou deux sur cet art centenaire que l’on qualifie souvent de « musique du diable ».
Le blues est une musique que l’on a tendance à reléguer dans le passé, en oubliant que cet art est toujours bel et bien vivant et pratiqué. D’ailleurs le matériau pour Going Down South, Éric Doidy n’est pas allé le chercher dans un musée ou des archives poussiéreuses, mais à la source, dans le Mississippi rural, auprès de témoins en lien direct avec la musique blues. Parmi les interviewés, quelques pointures comme BB King, ou John Lee Hooker qui tutoyait les hautes cimes des charts dans les années 90, son mythique « Boom Boom » résonnant sur toutes les radios. En bon enquêteur (il est sociologue de métier), l’auteur bourguignon a recueilli aussi les témoignages de dizaines d’autres d’artistes, souvent pittoresques (et sans filtre !), certes moins connus mais d’une importance primordiale dans le développement du blues du Mississippi. Le matériau obtenu est particulièrement riche et Éric Doidy cite beaucoup les bluesmen (et quelques blueswomen) qu’il a rencontré.e.s. On suit l’auteur dans ses pérégrinations, depuis Holly Springs en 1997, « là que, pour moi, tout a commencé », écrit-il, Éric Doidy rencontrant (par hasard !) R.L. Burnside alors qu’il était venu interviewer un autre musicien (Junior Kilbrough). À partir d’un tronc commun, le blues s’est ramifié en plusieurs sous-catégories : blues rock, blues émoustillé par le funk ou inspiré par le gospel, tantôt punk ou soul… De racines, il est souvent question dans le livre d’Éric Doidy. Il démontre ainsi que le génie d’un artiste comme John Lee Hooker n’est pas né de manière spontanée, mais s’inspirant d’autres chanteurs comme Tony Hollins ou encore Willie Moore.
Sur sa carte du Southern Blues, Éric Doidy identifie quelques pôles à l’image de Como, Clarksdale, Jackson ou encore Bentonia (patrie du chanteur à la voix spectrale, Skip James). Going Down South possède également une forte connotation sociale puisque le blues, « né de cette violence systémique » a su mieux que toute autre musique raconter l’esclavage, le racisme, lui aussi systémique et tristement replacé dans les feux de l’actualité ces derniers mois aux États-Unis. On prend conscience des ravages de la modernité dans le Deep South comme ailleurs, les dégâts environnementaux commis par les promoteurs immobiliers, l’aggravation de la situation sociale chez les afro-américains à partir des années 90. Mais on découvre aussi dans l’essai les juke-joints, ces lieux privés plus ou moins clandestins où se joue le blues, souvent en famille, et où les couleurs pouvaient aussi se mélanger, ainsi que les picnics, « formes de sociabilités locales ».
Le chanteur Bono du groupe irlandais U2, les Rolling Stones ou Sonic Youth défilent ainsi dans le juke-joint, qui laisse en eux un souvenir indélébile. A Chulahoma, personne ne les connaît et, lorsqu’ils demandent timidement s’ils peuvent jouer un morceau, ils savent qu’ils doivent faire leurs preuves »
Le livre d’Eric Doidy a aussi le mérite de poser la question de la place du blues aujourd’hui, prenant l’exemple de labels ou de jeunes artistes actuels comme le batteur et guitariste Cedric Burnside (petit-fils de RL Burnside) et Shardé Thomas, petite-fille du flûtiste Othar Turner, qui perpétue la tradition (histoire de racines là encore) du « fife and drum » (fifre et percussions)… tout en étant fan de Beyonce. Une chose est certaine, le blues reste une musique très présente aux États-Unis, même hors des circuits mainstream. Citons encore deux jeunes musiciens, Luther et Cody Dickinson, œuvrant au sein des North Mississippi Allstars, garants de la mémoire du North-Mississippi Blues. À sa façon, Éric Doidy vient lui aussi grossir les rangs de tous ces passionnés (Paul Oliver, Alan Lomax…) qui, depuis les années 60, ont permis de remettre au jour les traditions du blues, et c’est avec passion qu’il en parle !