ACTES SUD / PALAZETTO BRU ZANE
Essai d’iconologie
Durant plus de quarante ans, Camille Saint-Saëns (1835-1921) fut l’un des plus éminents représentants de la musique française dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le célèbre compositeur, pianiste et organiste (à l’époque, on trouve ses portraits jusque dans les tablettes de chocolat), fut très souvent caricaturé. Stéphane Leteuré, agrégé d’histoire-géographie, docteur en musicologie et spécialiste de Saint-Saëns, analyse 78 illustrations traitant du maître.
C’est une étude très fine et exhaustive qui est proposée dans Croquer Saint-Saëns, Stéphane Leteuré se penchant sur les travaux de nombreux illustrateurs de l’époque : Paul Steck (fils d’un chef d’orchestre), Georges Clairin, Sébastien-Charles Giraud, Georges Villa et bien d’autres. L’auteur a dégagé sept grandes thématiques pour davantage de lisibilité, sept sections présentant notamment les amitiés du compositeur, ses prises de position politiques ou encore ses nombreux voyages. Au cours du XIXe siècle et au début du XXe, la célébrité de Saint-Saëns est telle que son image dépasse le strict cadre du monde musical. Il est « celui qui incarne la distinction artistique », et l’on retrouve ses portraits satiriques en Europe comme aux États-Unis, en Argentine ou encore au Maghreb.
« La phototypie aide très largement à l’essor de la carte postale et diffuse plus largement le portrait des célébrités en estompant la limite entre la culture populaire et celle des élites. Saint-Saëns appartient bien aux deux, lui dont la popularité dépasse largement les cénacles musicaux et dont l’image commercialisée est devenue un argument de vente. »
Avec Croquer Saint-Saëns, Stéphane Leteuré met aussi en évidence l’utilité de la caricature, à notre époque où le second degré est de plus en plus mis à mal, à l’heure de la dictature des réseaux sociaux. On découvre Camille Saint-Saëns jeune soldat engagé lors de la Commune de Paris en 1870, on le retrouve poète, on le suit dans ses tribulations musicales autour du monde. Stéphané Leteuré évoque évidemment plusieurs des œuvres du compositeur, de la Danse macabre à Samson et Dalila en passant par Hail ! California, Saint-Saëns jouant du piano ou dirigeant l’orchestre avec « une gestuelle très métronomique, particulièrement rythmée, mais sans l’expressivité héritée du romantisme ». Différentes facettes de l’œuvre du musicien nous sont présentées, son affection (réciproque) pour la Suisse, son attrait pour la musique africaine et algérienne en particulier, même s’il s’agit ici d’une « démarche ethnomusicologique inachevée ». Les origines dieppoises de Saint-Saëns du côté de son père sont aussi abordées (plusieurs illustrations de cet essai proviennent d’ailleurs du Château-Musée et de la médiathèque de Dieppe).
Si la caricature, c’est le droit à l’irrévérence, Stéphane Leteuré ne manque pas de remarquer que la discipline prête parfois le flanc aux bas instincts, à l’image d’un antisémitisme rampant et d’une réelle volonté de nuire. La plume et le fusain n’ont pas toujours été tendres avec Saint-Saëns. Dans cet essai d’iconologie, qui pourra aussi servir de porte d’entrée sur le riche univers artistique du musicien, Stéphane Leteuré pose la question du statut de l’artiste, dans un XIXe siècle où le développement des procédés d’impression a rendu la caricature très présente dans la sphère publique, amplifiant encore la célébrité de certains, pour le meilleur ou pour le pire.