ROMAN
Verticales
Sortie le 24 août
Jacob repense aux gestes qu’il a appris, à ceux qu’il a trouvés de lui-même, au sol qu’il a foulé – écrans écrasés fendus dispersés, coques légères souples fondues, pelotes infinies serrées de fils agglomérés – et à la musique que renvoie la terre.
Vos errances sur Youtube vous ont peut-être menés sur la chaîne du groupe Placebo. Le clip de son dernier single, Life’s What You Make It, a été tourné dans la banlieue de la cité portuaire d’Accra, Agbogbloshie, lieu aussi étonnant que le nom est imprononçable. Dépotoir du monde moderne, accueillant déchets électroniques, électroménagers et automobiles, cimetière où viennent mourir les outils de travail et de divertissement des occidentaux, Agbogbloshie est le sombre théâtre du premier roman de Guillaume Poix, qui adapte ici sa pièce Waste créée il y a deux ans.
Après la mort de son père, Jacob quitte ses collines pour les côtes d’Accra, capitale du Ghana qui abrite l’une des plus importantes décharges à ciel ouvert du monde. Avec sa mère, la tâche numéro un est de survivre. Ama s’en va vendre de l’eau dans les rues, tandis que son fils de onze ans découvre qu’Agbogbloshie peut constituer pour lui un salut. Guillaume Poix nous transporte dans les entrailles de ce monstre de débris qui semble doté d’une vie propre, personnage à part entière de ce premier roman. Face au géant liquide de l’Atlantique, Agbogbloshie s’impose à nous telle une baleine échouée, barbotant dans une « écume verdâtre », crachant ses vapeurs chimiques et délétères, lentement et méthodiquement désossée par des milliers de petites mains. Mais le monstre ne meurt jamais, les objets mis au rebus arrivant sans discontinuer, du fait de la sacro-sainte obsolescence programmée et de la frénésie acheteuse des occidentaux.
Parlons-en justement, des occidentaux, incarnés dans le roman par Thomas, jeune photographe qui se rend à Accra à la faveur d’une bourse Total « à qui on a promis de rendre un beau travail pour remercier du mécénat ». Thomas, qui s’apprête à partir pour la capitale ghanéenne bardé de médicaments, vaccins et autres armes sensées nous prémunir des dangers du monde extérieur. Les Fils conducteurs proposent un parallèle entre deux mondes, d’un côté celui d’Agbogbloshie où « tout brûle et se consume », et de l’autre nos sociétés modernes aseptisées. Guillaume Poix s’intéresse au regard que l’on peut porter sur ce que l’on nomme communément tiers monde, son roman nous plongeant dans cette terre d’Afrique de l’Ouest, où ont cours des économies parallèles, le trafic des métaux mais aussi celui des corps, commerce au sein duquel vont être réunis, bien malgré eux, Thomas et Jacob. Une tragédie dont ils semblent être, l’un comme l’autre, les pions. Et l’auteur de nous interroger sur ce que peut l’art, les leviers que constituent – ou pas – une photo, une pièce ou un roman pour jeter les bases d’un monde meilleur. « [Thomas] ne se doute pas que ses « parrains », Wisdom et Justice, vont davantage le neutraliser que faciliter son immersion ».
Fasciné par le mélange de noirceur et de lyrisme de cette décharge hors normes, métastase du consumérisme occidental, Guillaume Poix trempe sa plume dans les profondeurs d’Agbogbloshie, tissant les destins de personnages aux noms bibliques – Thomas l’incrédule qui veut témoigner, Moïse guettant un signe de « Notre Père qui se la cale en haut » -, faisant surgir l’inattendue beauté de la décharge, comme ce saisissant portrait d’une fillette, Gifty, « pythie tout de blanc vêtue » vendant des briquets aux fouilleurs, ange déchu dans ce décor d’apocalypse.
Dominique Demangeot